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Société

04.10.2019

Rasha Khayat: “Notre ailleurs”, un témoignage nostalgique à la double culture

Avec son premier roman “Notre ailleurs”, traduit de l’allemand aux éditions Actes Sud, en avril dernier, Rasha Khayat raconte avec lyrisme l’histoire d’une famille construite entre deux cultures: l’Allemagne et l’Arabie Saoudite. Un récit bouleversant qui donne à voyager au delà des clichés.

Née en 1978 à Dortmund, une ville industrielle située dans le bassin de la Ruhr, Rasha Khayat passe pourtant son enfance à mille lieues des rudes hivers du nord de l’Allemagne. Elle grandit à Djeddah, en Arabie Saoudite, pays dont son père est issu et où sa famille se relocalise jusqu’à ses onze ans. Une vie en mouvement qui se retrouve aussi dans les trajectoires des protagonistes de son premier roman.

La double culture et le déracinement

Entre détails anecdotiques et événements marquants, cette histoire nous est racontée à travers le regard de Basil, un jeune allemand qui décide de retourner dans le pays de son père (l’Arabie Saoudite) afin d’assister au mariage de sa soeur qui vient de tout quitter pour se marier avec un saoudien. Des souvenirs d’enfance en Allemagne, chez les grands parents maternels à découvrir la neige et le patin à glace sur les lacs gelés, à l’observation de l’urbanisation croissante d’une ville qu’il ne reconnaît plus lors de son retour à Djeddah, le lecteur reste dans l’intériorité d’un personnage qui porte en lui une autre culture dont il semble pourtant complètement déconnecté. Car le thème latent de cette oeuvre à la fois légère et profonde, reste toujours le déracinement. Le livre s’ouvre d’ailleurs sur cette citation d’Edward Said partagée par l’auteure “Toutes ces discordances dans ma vie m’ont finalement appris à être un peu à côté, en décalage.” Derrière les épisodes de vie anodins repose le malaise qu’accompagne parfois ceux qui ont une double culture, entre incompréhension des autres et positionnement impossible du soi. Pourtant, à la fin du voyage du narrateur comme du lecteur, l’incompréhension vis-à-vis des personnages laisse place à une certaine tendresse. L’espoir d’un dialogue arrive enfin et le périple prend tout son sens. 

J’imagine que cette histoire a été inspiré de vos propres souvenirs d’enfance en Allemagne, et en Arabie Saoudite. Pourquoi avoir choisi une fiction plutôt que la forme autobiographique? 

Bien qu’il y ait des éléments de moi et de ma jeunesse dans ce livre, l’histoire en elle même est de la pure fiction: je ne suis pas Layla et je n’ai pas de désir de déménager en Arabie Saoudite. Mais je la comprends, et je comprends également son frère qui est perplexe face à sa décision de retourner en Arabie Saoudite. Ecrire de la fiction me donne la liberté de construire un récit qui ait plus de sens pour mes personnages et pour mes lecteurs aussi. Cela me permet de prendre de la distance et je pense que c’est très important lorsque l’on invente une histoire, sans quoi le lecteur ne vous suit pas dans le voyage. 

Il y a différents narrateurs dans votre histoire. Parfois Basil raconte les événements, parfois il s’agit d’un narrateur extérieur. Pourquoi avoir choisi d’adopter tous ces points de vue?

 Les gens qui bougent beaucoup ont parfois ce sentiment que les éléments de leur vie n’ont pas de sens. Je voulais que la narration reflète les vies dispersées de ces personnes déracinées. Ma nouvelle est construite comme une mosaïque de petites pièces qui ne deviennent signifiantes que lorsqu’on les met ensemble. Basil est la pièce liante entre l’histoire et le lecteur. L’avoir comme un narrateur permet au lecteur de l’accompagner dans ce voyage étrange, et d’être aussi irrité et décontenancé que lui par les incidents. Il est comme nous, lecteurs occidentaux, et pense que sa soeur doit être folle de prendre une telle décision en allant s’installer en Arabie Saoudite. Mais parce-qu’il l’aime beaucoup, il va essayer de la comprendre, ce qui permet au lecteur de faire également cet effort.

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Le livre évoque le traumatisme auxquels font face les personnes déracinées. Quel a été le plus difficile pour vous lorsque votre famille est revenue s’installer en Allemagne, après onze ans en Arabie Saoudite?

Ce fut le fait d’avoir été séparée de notre famille là-bas, très grande et très soudée. Nous étions beaucoup d’enfants à avoir grandi ensemble, passant tous nos week-ends et vacances ensemble. En Allemagne, notre cercle familial était beaucoup plus restreint. Personnellement, il m’a été difficile de comprendre les enfants allemands, je ne connaissais pas leurs jeux ni leurs références en matières de programmes télés, livres ou musiques. Et aussi, même si cela peut sembler insignifiant, le manque de soleil, de chaleur, la mer et la nourriture. Ils me manquent encore aujourd’hui.

 

Dans le récit, il est question du choc culturel entre deux familles: l’une allemande protestante et l’autre saoudienne musulmane. Une séquence touchante montre Basil en train de parcourir l’album de famille avec son oncle, lorsqu’il tombe sur la photo de mariage de ses parents. Un souvenir mêlé de bonheur et de nostalgie. Etait-ce particulièrement difficile pour vos parents de faire accepter votre relation dans les années 70?

Je ne pense pas que ça ait été aussi difficile que cela pourrait l’être aujourd’hui. Les gens à cette époque connaissaient vraiment peu de chose les uns sur les autres. Il n’y avait pas encore internet, très peu de télévision et le concept de terrorisme n’était pas si répandu donc les gens n’étaient pas particulièrement effrayés des étrangers. Parfois, il est mieux de ne pas trop savoir, cela permet d’être plus ouvert et de voir les gens simplement comme des êtres humains, sans stéréotypes de race ou de religion parce-que les médias vous ont lavé le cerveau avec la peur. 

L’un des personnages principaux du roman, Layla, fait une déclaration assez percutante “La trajectoire de mes ancêtres; la frénésie de leurs déplacements, sous-tend le dilemme de ma propre existence- partir ou rester. ‘Haraka baraka’, affirme un dicton en arabe. Le mouvement est une bénédiction. Il faut croire que cela n’est pas toujours vrai.” Est-ce que vous avez ressenti comme un poids de grandir en Allemagne dans les années 80, moitié saoudienne moitié allemande?

Dire que c’était un poids est peut-être un peu trop fort, mais ce n’était pas facile. Dans les années 80, nous vivions dans une tout petite ville où il n’y avait pas beaucoup d’étrangers. J’ai été la seule fille avec un nom étrange dans la classe durant presque toute ma scolarité. Je me suis toujours sentie différente, mais cela m’a pris un moment de comprendre que c’était lié à mon héritage. Mais grandir avec ce sentiment d’être extérieure à tout m’a permis de développer des bonnes qualités d’observatrice depuis un très jeune âge. J’ai toujours senti et je ressens toujours le besoin de comprendre ce qui se passe autour de moi. Ce qui n’est pas une mauvaise chose quand on veut être écrivain.

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Elle dénonce aussi le manque de sens de communauté en Allemagne, le sentiment de solitude, et les stéréotypes auxquels elle doit faire face. Elle pense que la liberté n’est rien si l’on est seul. Etait-ce important pour vous de délivrer un message sur votre pays d’origine, au delà des clichés?

Cela m’a toujours dérangé que dans les médias occidentaux, le monde arabe ait toujours mauvaise presse. Et cela empire chaque jour. Ces stéréotypes, même si certains sont avérés, viennent presque toujours de l’ignorance et l’arrogance de certains. Nous devons aussi faire face à cela quotidiennement sur le plan politique. L’arrogance de l’occident, cette croyance que son mode de vie est le meilleur, m’a toujours irrité car la plupart des gens faisant ces jugements ne sont jamais allés dans un pays arabe. Donc oui, il était important pour moi de montrer ces endroits (pas seulement l’Arabie Saoudite, j’ai aussi vécu en Egypte et je connais le Liban, la Syrie et la Jordanie assez bien) ne sont pas limités aux burqas et au terrorisme. Il y a beaucoup de facettes dans chaque société et je trouve cela très injuste de voir certaines parties du monde racontées d’une manière si partielle et arrogante.

Aujourd’hui en Allemagne, il y a beaucoup de cultures différentes et il y en aura encore plus dans le futur avec la crise des migrants. Pensez-vous qu’il est plus facile de vivre dans ce pays avec une double culture aujourd’hui?

Oui et non. D’un côté, il est de plus en plus commun pour beaucoup de gens d’avoir des parcours divers, ce qui est génial en soi. Mais en même temps, le climat politique global ne va pas en s’arrangeant envers les personnes issues de la diversité. Donc je pense, du moins j’espère, que cela va prendre encore un peu de temps avant que la différence et les origines deviennent normales et ne soient plus un problème. Mais la chose positive c’est que ces gens comme moi, mixtes ou immigrés ne vont pas partir bientôt. Juste par le fait d’être là et de rester, nous changeons le pays et la société. Le fait que je vous parle aujourd’hui comme une auteur de fiction allemande est en soit un grand pas vers l’avant comparé à il y a 15 ans. Donc prions pour le meilleur et pour que la société se rattrape.

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