Dans un petit café du quartier de la Goutte d’Or à Paris, l’imam Youssef sirote son thé à la menthe, observant d’un regard bienveillant les fidèles qui le saluent. « Certains sujets ne franchissent jamais mes lèvres durant le prêche du vendredi », confie-t-il à voix basse. « Ce n’est pas par tabou, mais par respect pour la tradition et la communauté. » Cette retenue verbale, partagée par de nombreux imams à travers le monde musulman, dessine les contours d’une pratique oratoire soigneusement calibrée, où certains mots restent délibérément dans l’ombre. Plongée dans ce langage du non-dit qui façonne discrètement le discours religieux contemporain.
Les frontières invisibles du discours imamique
« La parole religieuse obéit à des codes précis », explique Karim Ifrak, islamologue au CNRS. « Les imams évitent généralement trois catégories de mots : ceux touchant à l’intimité explicite, ceux risquant de diviser la communauté, et ceux relevant de la pure spéculation théologique sans fondement textuel solide. »
Cette économie verbale s’inscrit dans une tradition prophétique valorisant la mesure dans le propos. Le hadith « Que celui qui croit en Allah et au Jour dernier parle en bien ou qu’il se taise » structure profondément cette approche communicationnelle. Les imams l’appliquent particulièrement aux sujets suivants :
- Les détails explicites concernant la sexualité conjugale
- Les divergences politiques contemporaines divisant la communauté
- Les jugements catégoriques sur des situations personnelles complexes
- Les interprétations religieuses sans consensus solide
Noureddine, imam dans une mosquée de banlieue lyonnaise, précise : « Je n’utiliserai jamais de mots crus pour décrire les relations intimes. Je préfère employer des expressions comme ‘vie conjugale’ ou ‘rapports entre époux’. Cette pudeur verbale n’est pas une fuite, mais une forme de respect. »
Entre tabou culturel et sagesse religieuse
Les non-dits des imams trouvent leurs origines à la croisée des traditions culturelles arabes et des préceptes islamiques. L’analyse de cette retenue verbale révèle un entrelacement complexe d’influences.
« Dans la culture arabe traditionnelle, la parole est considérée comme un acte de pouvoir », observe Samia Hathroubi, sociologue spécialiste des questions religieuses. « Les mots prononcés publiquement par une figure d’autorité sont perçus comme créateurs de réalité. D’où cette responsabilité immense de l’imam quant à ce qu’il choisit d’exprimer ou de taire. »
« Les silences d’un imam sont aussi éloquents que ses paroles. Quand nous évitons certains termes, ce n’est pas par peur mais par conscience de l’impact profond des mots sur les âmes. Un mot mal choisi peut fermer des cœurs, tandis qu’une expression nuancée peut ouvrir des esprits. » — Dr. Tareq Oubrou, Grand Imam de Bordeaux
Cette prudence verbale s’observe particulièrement lorsqu’il s’agit d’évoquer des concepts comme l’apostasie, les pratiques LGBTQ+, ou les conflits intrafamiliaux. Face à ces sujets sensibles, la plupart des imams privilégient soit le silence, soit l’usage d’euphémismes et de paraboles.
Témoignages : la parole et ses limites
Saïda, 34 ans, fidèle d’une mosquée parisienne, raconte : « Après mon divorce, j’avais besoin de conseils sur ma nouvelle situation. L’imam n’a jamais prononcé le mot ‘divorcée’ pendant nos échanges, préférant parler de ‘nouvelle étape’. J’ai compris plus tard que c’était pour éviter toute stigmatisation. »
Cette expérience fait écho à celle de nombreux fidèles confrontés à des situations personnelles délicates. Les imams développent un art subtil de l’euphémisme qui, loin d’être une simple évacuation des problèmes, constitue parfois une forme d’intelligence sociale.
Mehdi, imam formé à l’Institut européen des sciences humaines, confie : « Certains fidèles me reprochent parfois de ne pas appeler les choses par leur nom, notamment sur les questions de sexualité ou de troubles psychologiques. Mais je suis convaincu que la pudeur verbale n’est pas un obstacle à l’aide spirituelle – elle peut même la faciliter en préservant la dignité de chacun. »
L’évolution générationnelle : quand les mots changent
Les jeunes musulmans de la génération Z bousculent ces codes linguistiques traditionnels. Influencés par une culture numérique où la parole se libère, ils réclament une communication plus directe sur des sujets autrefois évités.
Yasmine, 23 ans, créatrice d’un podcast islamique, explique : « Notre génération veut des réponses claires sur la santé mentale, les relations amoureuses, les questions de genre. Quand un imam utilise des périphrases et des métaphores au lieu de nommer les choses, nous avons l’impression qu’il évite le sujet. »
Face à cette demande, certains jeunes imams adaptent leur vocabulaire tout en maintenant un cadre respectueux. Ils s’approprient notamment des termes comme « consentement », « bien-être mental », ou « inclusion » – des concepts rarement entendus dans les prêches traditionnels.
Cette évolution linguistique s’observe particulièrement dans les mosquées urbaines et sur les plateformes numériques, où émergent de nouvelles figures religieuses adoptant un langage plus direct tout en restant ancrées dans la tradition.
Au-delà des mots : alternatives et ressources
Pour combler les espaces laissés par ces non-dits, des initiatives novatrices se développent dans les communautés musulmanes :
- Cercles de parole non-mixtes où les questions intimes peuvent être abordées plus librement
- Consultations privées avec des imams formés à l’écoute active
- Plateformes numériques anonymes de conseil spirituel
- Collaborations entre imams et professionnels de santé mentale
L’association « Parole & Spiritualité » à Marseille propose ainsi des ateliers où les fidèles peuvent explorer des sujets sensibles dans un cadre sécurisant. « Nous créons des espaces où la parole se libère sans jugement », explique sa fondatrice Malika Hamidi. « Les mots que l’imam ne peut prononcer en public trouvent ici un lieu d’expression. »
La question du hijab et de l’apparence illustre parfaitement cette évolution. Autrefois abordée principalement sous l’angle de l’obligation religieuse, elle est aujourd’hui discutée à travers le prisme de l’identité, du choix personnel et du contexte social – un glissement lexical révélateur des transformations communautaires.
Dans cette danse subtile entre parole et silence, les imams contemporains réinventent leur rôle de guide spirituel. Comme le résume un adage arabe souvent cité : « La sagesse n’est pas seulement dans ce que l’on dit, mais aussi dans ce que l’on choisit de taire. » Une leçon de communication qui, au-delà de la sphère religieuse, pourrait inspirer nos sociétés saturées de mots mais parfois désertées par le sens. ✨
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