Musulmans non-pratiquants : 1 sur 3 réinvente sa foi hors des rituels traditionnels

Lorsque Samia, 32 ans, rencontre sa tante lors du repas familial de l’Aïd, la question revient inévitablement : « Tu ne fais toujours pas la prière, ma fille ? » Samia sourit poliment et répond comme d’habitude : « Je crois en Dieu, tante Farida, mais je ne pratique pas comme toi. » Ce moment, inconfortable mais familier, illustre une réalité vécue par de nombreux musulmans contemporains. Selon une étude de l’Ifop, plus d’un tiers des musulmans en France se définissent comme « croyants mais non pratiquants » – une position qui suscite tantôt compréhension, tantôt accusations d’incohérence. Cette formule, devenue presque un lieu commun, mérite qu’on s’y arrête : expression d’une foi sincère mais personnalisée, ou contradiction fondamentale avec l’essence de l’islam ?

🌙 Une foi en transition : réalités contemporaines

« J’ai arrêté de pratiquer quand j’ai quitté le domicile familial pour mes études », confie Karim, ingénieur de 28 ans. « Mais cela ne signifie pas que j’ai cessé de croire. Ma relation avec Dieu s’est transformée, elle est devenue plus personnelle, moins rituelle. » Cette expérience reflète une tendance croissante dans les communautés musulmanes, particulièrement en contexte occidental ou urbain : la séparation entre croyance intime et pratique visible.

D’un point de vue théologique classique, l’islam distingue traditionnellement l’imân (la foi intérieure) de l’islam (la soumission par les actes). Cette distinction permet aux écoles juridiques majoritaires de considérer qu’un musulman qui délaisse certaines pratiques reste croyant, bien que pécheur (fâsiq), tant qu’il ne renie pas les fondements de sa foi. « La foi est ce qui s’établit dans le cœur, et les œuvres en sont la manifestation », rappelle l’imam Rachid Eljay dans ses cours de théologie.

Cette posture se retrouve dans la diversité des rapports à la pratique religieuse parmi les musulmans qui embrassent leurs contradictions comme chemin spirituel. Entre observance stricte et abandon complet, existe un vaste spectre d’attitudes : pratique sélective (Ramadan mais pas prière quotidienne), pratique occasionnelle (lors des fêtes), ou spiritualité personnalisée.

👥 Multiples voix : entre compréhension et critique

Dans les communautés musulmanes, les réactions face aux « croyants non pratiquants » varient considérablement :

Pour Yasmine, 45 ans, pratiquante régulière : « Il y a une incohérence à se dire musulman sans pratiquer. Les cinq piliers ne sont pas facultatifs, ils définissent notre engagement. » Cette position, partagée par de nombreux pratiquants réguliers, s’appuie sur une lecture traditionnelle où foi et pratique sont indissociables.

En revanche, Tarek Oubrou, imam et penseur, propose une lecture plus nuancée : « L’islam n’est pas un bloc monolithique. Les degrés d’engagement religieux ont toujours existé dans l’histoire musulmane. L’essentiel est la sincérité de la démarche, pas sa visibilité. »

Les approches contemporaines de la foi silencieuse témoignent d’une réinvention personnelle du rapport à la spiritualité. Ainsi, beaucoup de jeunes musulmans urbains développent une « foi 2.0 » qui emprunte à l’héritage islamique tout en l’adaptant à leurs réalités quotidiennes.

Perspective d’expert : « La distinction entre pratiquants et non-pratiquants est souvent superficielle. Ce qui importe vraiment, c’est l’authenticité de la démarche spirituelle. Certains accomplissent mécaniquement les rites sans présence intérieure, tandis que d’autres, sans pratique visible, vivent une profonde connexion spirituelle. L’essentiel reste l’intention (niyya) et la conscience du divin dans sa vie quotidienne. » — Dr. Leila Touzani, sociologue des religions

🗣️ Témoignages : entre authenticité et tensions identitaires

Nawal, 24 ans, étudiante en droit : « Je ne porte pas le voile, je ne prie pas cinq fois par jour, mais je jeûne pendant le Ramadan et je respecte les valeurs morales de l’islam. Ma grand-mère me répète que je suis hypocrite, mais je ressens une vraie connexion avec Dieu. Est-ce moins valable parce que je n’obéis pas à toutes les règles ? »

Son expérience contraste avec celle de Mehdi, 35 ans, qui vit une forme de double vie : « Devant ma famille, je fais semblant de pratiquer. Je disparais pendant les heures de prière, je prétends jeûner… C’est épuisant, mais c’est le prix à payer pour éviter le conflit. Là, on peut parler d’hypocrisie, mais c’est la pression sociale qui la génère. »

Ces témoignages révèlent que la non-pratique peut recouvrir des réalités très différentes : choix assumé d’une spiritualité personnalisée pour certains, compromis douloureux pour d’autres. La question de l’authenticité se pose donc différemment selon les contextes familiaux et communautaires.

⚖️ Entre héritage et modernité : négocier sa foi

Comment expliquer l’émergence de ces postures intermédiaires ? Plusieurs facteurs entrent en jeu :

  • L’individualisation religieuse, phénomène global qui touche toutes les confessions
  • Les tensions entre modes de vie contemporains et exigences religieuses traditionnelles
  • La recherche d’équilibre entre appartenance communautaire et liberté personnelle
  • La diversification des sources d’autorité religieuse, facilitée par internet

Cette évolution s’observe particulièrement chez les jeunes musulmans qui réinventent leur spiritualité hors des mosquées. Pour eux, la foi peut s’exprimer à travers d’autres canaux que les rites codifiés : engagement associatif, méditation personnelle, ou éthique du quotidien.

🌱 Ressources et initiatives : naviguer entre croyance et pratique

Pour ceux qui cherchent à définir leur propre chemin spirituel, plusieurs initiatives offrent des espaces de réflexion :

  • Les cercles de discussion interreligieux, où la question du rapport personnel à la foi est abordée sans jugement
  • Des plateformes numériques comme Saphirnews ou Al-Kanz, qui proposent des réflexions nuancées sur la spiritualité contemporaine
  • Des groupes de parole comme « Foi et Diversité », qui accompagnent les parcours spirituels non-conventionnels

L’initiative « Spiritualités Plurielles » à Marseille propose notamment des rencontres mensuelles où croyants pratiquants et non-pratiquants dialoguent sur leur expérience de la foi au quotidien, prouvant qu’une compréhension mutuelle est possible au-delà des clivages.

En définitive, la formule « croyant mais non pratiquant » relève moins de l’hypocrisie que d’une tentative sincère de négocier sa spiritualité dans un monde complexe. Comme le résume un proverbe arabe : « Les chemins vers Dieu sont aussi nombreux que les souffles des créatures. » La diversité des expressions de foi, plutôt qu’une menace pour la tradition, pourrait être perçue comme le signe d’une religion vivante, capable de dialoguer avec son temps sans perdre son essence. ✨

Karim Al-Mansour

populaires

1
2
3

Lire aussi