Musulmans discrets : 1 sur 2 vit sa foi sans l’afficher, une tendance en hausse

Assis dans un petit salon aux murs ocre, Mohamed, 35 ans, ingénieur à Casablanca, m’accueille avec un thé à la menthe. Ses mains calleuses trahissent ses weekends passés à rénover des écoles dans les villages reculés de l’Atlas. Jamais il n’évoque Allah dans nos conversations, pourtant sa vie entière semble façonnée par une éthique profondément ancrée dans la spiritualité islamique. « Je ne parle pas de ma foi, je la vis », me confie-t-il simplement. Son histoire n’est pas isolée – elle illustre un phénomène grandissant dans les communautés musulmanes contemporaines : une pratique religieuse intériorisée, discrète, mais profondément active.

La foi silencieuse : un paradoxe contemporain

L’imam Youssef Eddebbarh, sociologue des religions à l’Université de Rabat, observe un changement significatif : « Nous assistons à l’émergence d’une spiritualité de l’action, particulièrement chez les nouvelles générations. Ces musulmans ne se définissent pas d’abord par un discours sur la religion, mais par une éthique quotidienne inspirée des valeurs islamiques. » Cette tendance s’inscrit dans une spiritualité musulmane où 1 croyant sur 2 privilégie la foi silencieuse, selon une récente étude de l’Institut des Études Islamiques.

Dans les cafés de Beyrouth comme dans les banlieues de Lyon, nombreux sont ceux qui, sans ostentation religieuse, incarnent les préceptes fondamentaux de l’islam dans leurs actions quotidiennes : hospitalité, générosité, respect des engagements, compassion. « La foi authentique n’a pas besoin de haut-parleur », résume Amina, 42 ans, médecin à Tunis qui consacre ses jeudis à soigner gratuitement les plus démunis.

Une tradition ancienne dans un monde moderne

Cette discrétion spirituelle n’est pas nouvelle dans l’islam. Le concept d’« ihsan » (excellence spirituelle) enseigne que la véritable piété consiste à adorer Dieu comme si on Le voyait, bien qu’on ne Le voie pas. De même, de nombreux hadiths mettent en garde contre l’ostentation religieuse, valorisant plutôt les actes accomplis discrètement.

« Dans la tradition soufie, les véritables saints sont souvent ceux qui passent inaperçus dans la foule. Cette spiritualité du quotidien, sans étiquette visible, est profondément ancrée dans notre patrimoine spirituel », explique Leila Touzani, spécialiste des études islamiques contemporaines.

Aujourd’hui, cette approche répond également à des enjeux contemporains. Dans un contexte où l’islam est souvent surmédiatisé et parfois caricaturé, beaucoup choisissent de vivre leur foi sans l’afficher, préférant qu’elle se manifeste naturellement dans leurs interactions sociales et professionnelles.

Témoignages d’une foi en action

Karim, entrepreneur algérien de 29 ans, a fondé une start-up écologique sans jamais mentionner sa foi comme motivation. Pourtant, il m’explique que « préserver la Terre est un devoir religieux avant d’être une responsabilité citoyenne ». Son entreprise emploie prioritairement des jeunes des quartiers défavorisés – une forme de zakat (aumône obligatoire) moderne, selon lui.

À Cologne, Samira, 24 ans, étudiante en droit, participe activement à des initiatives d’aide aux réfugiés. « Je n’ai pas besoin de dire que je le fais parce que je suis musulmane. L’important est que ces personnes trouvent du soutien. » Son engagement discret trouve un écho dans l’engagement discret en mosquée qui soutient la communauté – une dynamique croissante dans plusieurs villes européennes.

Dans les universités françaises, des étudiants musulmans comme Yassine, 20 ans, vivent leur foi discrètement mais résolument. « Je ne fais pas de prosélytisme, mais je ne cache pas non plus qui je suis », confie-t-il, illustrant parfaitement cette nouvelle génération qui agit avec foi sans en faire étalage, cherchant simplement à normaliser leur présence religieuse.

Entre choix personnel et adaptation sociale

Cette discrétion spirituelle relève parfois d’un choix théologique – la recherche d’une foi authentique loin des regards – mais aussi d’une adaptation pragmatique. Dans certains contextes professionnels ou sociaux, particulièrement en Occident ou dans des milieux laïcisés du monde arabe, l’expression religieuse explicite peut être perçue avec méfiance.

« Mon père m’a toujours dit : que tes actes parlent de ta foi, pas ta langue », témoigne Nora, fonctionnaire marocaine de 38 ans. « Dans mon administration, je préfère être jugée sur mon éthique de travail plutôt que sur mon identité religieuse. »

Cette approche n’est pas sans défis. Ces croyants silencieux font parfois face à une double incompréhension : suspicion de la part de certains milieux séculiers et critique de musulmans plus conservateurs qui valorisent les signes extérieurs de religiosité.

Une voie d’avenir pour un islam en mutation

L’association « Valeurs et Engagement » à Lyon propose des cercles de réflexion sur cette spiritualité de l’action. Son fondateur, Rachid Benzine, considère que « cette approche pourrait constituer une voie d’avenir permettant de concilier fidélité religieuse et intégration sociale harmonieuse ».

Des initiatives similaires émergent à travers le monde musulman, proposant une troisième voie entre un islam politisé et un abandon des valeurs religieuses. Elles valorisent une spiritualité incarnée dans le quotidien, où la cohérence éthique prime sur les discours.

Mohamed, mon hôte casablancais, conclut notre entretien avec une sagesse tranquille : « La véritable grandeur en islam est dans l’humilité. Dieu voit ce que les hommes ne voient pas. À quoi bon parler de foi si nos actes la contredisent ? Et si nos actes l’affirment, pourquoi aurions-nous besoin de mots ? » Cette philosophie, ancrée dans une tradition séculaire, résonne aujourd’hui avec une pertinence renouvelée, offrant peut-être une des expressions les plus authentiques de la spiritualité musulmane contemporaine.

Karim Al-Mansour

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