Ramadan sans foi : ces musulmans qui pratiquent par culture

Assis à la terrasse d’un café parisien, Karim, 28 ans, commande un café sans hésiter malgré ce mois de ramadan. Le soir-même pourtant, il rejoindra sa famille pour l’iftar. « Je ne me définis pas comme croyant, mais je suis musulman culturellement. Le ramadan, c’est un moment de partage familial que je respecte, une tradition qui me connecte à mes origines, » explique-t-il. Comme lui, des milliers de personnes en France maintiennent certaines pratiques islamiques sans adhérer pleinement à la dimension spirituelle – un phénomène encore peu documenté mais qui redéfinit les contours de l’identité musulmane contemporaine.

Une pratique sans foi : au-delà des catégories binaires

L’idée d’être « pratiquant sans être croyant » bouscule la représentation classique de l’islam qui lie traditionnellement foi et pratique. Pourtant, cette réalité s’observe dans toutes les couches de la société française. Certains respectent le ramadan, célèbrent l’Aïd ou s’abstiennent de porc tout en développant une relation distanciée avec la foi.

« La dichotomie ‘pratiquant/non-pratiquant’ est relativement récente et ne reflète pas la complexité des rapports à la religion, » explique Samia Hathroubi, chercheuse en sociologie des religions. « Cette catégorisation s’est imposée dans les années 1970 avec la montée des mouvements islamistes qui ont introduit le concept de multazim (pratiquant) en opposition à ‘almânî (séculier), créant une division artificielle. »

Pour comprendre ce phénomène, il faut dépasser l’opposition simpliste entre « bons musulmans pratiquants » et « mauvais musulmans non-pratiquants ». De nombreuses personnes s’inscrivent dans une zone intermédiaire, où les pratiques sont maintenues comme marqueurs culturels, repères identitaires ou liens familiaux.

Entre héritage familial et choix personnel : parcours variés

Nadia, 34 ans, enseignante à Lyon, ne porte pas le voile et ne prie pas quotidiennement, mais respecte scrupuleusement le ramadan. « C’est ma façon de rester connectée à ma culture d’origine, de maintenir un lien avec ma famille au Maroc. Je ne me définis pas comme croyante, plutôt comme attachée à mes racines. »

Pour d’autres, comme Yacine, ingénieur de 42 ans, la pratique sans conviction religieuse correspond à une phase de questionnement. « J’ai des doutes sur certains aspects théologiques, mais je continue à pratiquer. C’est comme si mon corps gardait les habitudes pendant que mon esprit cherche encore sa voie. »

Les recherches sociologiques confirment cette diversité d’approches. L’étude de l’INSEE (2019-2020) révèle que parmi les descendants d’immigrés issus de pays à tradition musulmane, une proportion significative maintient des pratiques culturelles liées à l’islam tout en s’éloignant progressivement de l’affirmation religieuse. Les plus jeunes générations, notamment, tendent à adopter des pratiques « à la carte », privilégiant celles qui font sens pour eux individuellement.

« L’islam aujourd’hui n’échappe pas à l’individualisation du croire caractéristique de notre époque. La pratique sans revendication de foi représente une adaptation à la modernité, où chacun compose son propre rapport au religieux, » analyse Tareq Oubrou, recteur de la mosquée de Bordeaux et penseur de l’islam contemporain.

Défis identitaires et stratégies d’adaptation

Cette position intermédiaire n’est pas sans défis. Les « musulmans culturels » font face à une double pression : celle de la société majoritaire qui peut les réduire à leur identité religieuse présumée, et celle de certains cercles familiaux ou communautaires qui peuvent questionner leur authenticité religieuse.

Soumaya, médecin de 39 ans, témoigne : « En famille, on me rappelle régulièrement que je devrais prier davantage. Dans mon milieu professionnel, on s’étonne que je fasse le ramadan alors que je suis ‘si intégrée’. Cette position d’entre-deux est parfois inconfortable. »

Pour naviguer ces tensions, beaucoup développent des stratégies identitaires spécifiques : adaptation contextuelle (pratique visible en famille, invisible au travail), redéfinition personnelle de la religiosité, ou création de communautés alternatives où leur approche est validée.

Ce phénomène s’observe également lors des moments de vulnérabilité existentielle. Lors d’événements comme le deuil, certains musulmans culturels reviennent temporairement à des pratiques plus intenses, comme l’ont montré des recherches sur l’expression du doute en période de deuil dans l’Islam.

Une dynamique générationnelle en évolution

La transmission intergénérationnelle joue un rôle crucial dans ce phénomène. Pour de nombreux parents issus de l’immigration, transmettre certaines pratiques constitue un impératif culturel, même lorsque leur propre foi s’est estompée.

« Je veux que mes enfants connaissent leur culture d’origine, même si je ne suis pas pratiquante au sens strict, » explique Fatima, 45 ans. « Le ramadan, l’Aïd, certaines valeurs… c’est notre héritage commun, qu’on soit croyant ou non. »

Paradoxalement, certains jeunes adultes s’approprient ces pratiques pour affirmer une identité personnelle face à leurs parents, dans une démarche qui s’apparente parfois à un véritable « coming out » spirituel – mais dans le sens d’une réinterprétation plutôt que d’un rejet.

Ressources et espaces de dialogue

Face à ces questionnements identitaires, des initiatives émergent pour offrir des espaces de réflexion. L’association « Dialogues » organise régulièrement des cercles de discussion où musulmans pratiquants, non-pratiquants et « culturels » partagent leurs expériences sans jugement. Des podcasts comme « Entre deux mondes » ou « Mosaïques identitaires » explorent ces zones grises identitaires.

Des plateformes en ligne comme « Musulman.e.s en questions » proposent des ressources pour ceux qui cherchent à réconcilier pratiques traditionnelles et convictions personnelles évolutives, offrant des perspectives théologiques plurielles qui valorisent l’intention au-delà de la pratique formelle.

Ces musulmans qui pratiquent sans se revendiquer croyants nous rappellent que l’identité religieuse n’est jamais figée, mais s’inscrit dans un continuum complexe où culture, spiritualité et héritage s’entremêlent. Comme le dit un proverbe arabe : « Les routes vers la montagne sont nombreuses, mais la vue du sommet reste la même. » Dans une société en constante évolution, ils dessinent peut-être les contours d’un rapport plus apaisé entre tradition et modernité, où l’authenticité prime sur la conformité.

Karim Al-Mansour

populaires

1
2
3

Lire aussi