Zakat sans jeûne : ces musulmans qui redéfinissent leur pratique spirituelle

Lorsque Amin, 32 ans, ingénieur à Paris, verse méticuleusement sa zakat chaque année alors qu’il ne pratique pas le jeûne du Ramadan, il suscite souvent l’incompréhension dans son entourage. « Ma famille trouve ça incohérent. Pourtant, pour moi, c’est une expression spirituelle qui a du sens, même si le jeûne n’est pas compatible avec mes contraintes professionnelles », confie-t-il. Ce comportement, loin d’être isolé, illustre une réalité contemporaine où la pratique religieuse se fragmente et se personnalise, reflétant la complexité des identités musulmanes modernes.

Les fondements distincts de deux obligations

D’un point de vue théologique, aucun paradoxe n’existe dans cette démarche. La zakat et le jeûne constituent deux piliers séparés de l’islam, avec des fondements et objectifs différents. La zakat al-Fitr, notamment, est prescrite pour tous les musulmans, indépendamment de leur pratique du jeûne.

« Le Prophète a imposé la zakat al-Fitr à l’esclave comme à l’homme libre, au mâle comme à la femelle, au petit comme au grand parmi les musulmans », rapporte un hadith authentique. Cette prescription s’applique donc même aux personnes exemptées de jeûne, comme les malades chroniques, les voyageurs ou les femmes enceintes.

Samira Benlafkih, sociologue des religions, explique : « Il existe une confusion fréquente entre l’interdépendance spirituelle des piliers et leur obligation juridique distincte. Un musulman peut être dispensé du jeûne pour raison valable tout en demeurant redevable de la zakat. »

« La zakat purifiait les biens matériels quand le jeûne purifiait l’âme. Ces deux aspects sont complémentaires mais peuvent être vécus séparément selon les circonstances personnelles du croyant. » — Dr. Karim Ifrak, islamologue et chercheur au CNRS

Une mosaïque de pratiques contemporaines

Cette distinction théologique se reflète dans une diversité de pratiques aujourd’hui. Pour certains, comme Meryem, 28 ans, consultante à Bruxelles, la pratique s’ancre davantage dans une dimension culturelle qu’exclusivement religieuse. « Je ne peux pas jeûner à cause d’un problème de santé, mais je tiens à verser ma zakat. C’est ma façon de participer à ce moment de partage collectif. »

Les approches varient également selon les traditions juridiques et régionales :

  • Dans certaines écoles juridiques comme celle des Hanbalites, le paiement en espèces est privilégié
  • D’autres traditions, notamment malikites, préfèrent les dons en nature (denrées alimentaires)
  • Des adaptations contemporaines incluent des calculateurs en ligne et plateformes de dons

Cette diversité illustre comment l’obligation religieuse s’adapte aux contextes sociaux modernes tout en préservant son essence.

Entre incompréhension et malentendus

Pourtant, ces pratiques différenciées génèrent parfois tensions et incompréhensions. « On me dit souvent que je ‘pioche’ dans la religion, comme si c’était un buffet », témoigne Karim, 41 ans, qui ne jeûne plus depuis quelques années mais maintient scrupuleusement sa contribution charitable.

Un malentendu fréquent consiste à confondre la zakat al-Fitr avec la compensation pour rupture de jeûne (fidya ou kaffara). Alors que certaines personnes ayant des problèmes de santé peuvent être dispensées du jeûne, elles restent tenues de verser la zakat, obligation distincte.

Les organisations caritatives musulmanes contribuent à clarifier ces nuances. Islamic Relief France, par exemple, explique dans ses campagnes que la zakat al-Fitr (fixée à environ 9€ par personne en France) est due par tous les musulmans, tandis que la fidya concerne spécifiquement ceux qui ne peuvent jeûner pour raisons valables.

L’évolution spirituelle dans un monde moderne

Cette pratique différenciée reflète aussi une évolution spirituelle contemporaine où la religiosité s’exprime de façon plus individualisée. Pour nombre de musulmans, la zakat incarne une dimension sociale et éthique de l’islam particulièrement significative aujourd’hui.

« J’ai toujours été plus sensible à la dimension sociale et solidaire de ma religion », explique Fatima, 35 ans, médecin. « Même les années où mes gardes à l’hôpital rendent le jeûne impossible, je m’assure de calculer et verser ma zakat avec attention. »

Cette approche témoigne d’une religiosité en mutation où l’accent se déplace parfois de la pratique ritualisée vers l’éthique et l’engagement social, sans pour autant rompre avec la tradition.

Vers une compréhension plus nuancée

Loin d’être un paradoxe, cette pratique distincte de la zakat et du jeûne illustre la complexité et la richesse des expériences religieuses contemporaines. Elle invite à une compréhension plus nuancée de la spiritualité musulmane moderne qui :

  • Reconnaît la diversité des parcours spirituels individuels
  • Distingue entre obligations théologiques et pratiques personnelles
  • Valorise chaque expression de foi, même partielle ou adaptée

Des initiatives comme les « Conversations sur la foi » organisées dans plusieurs centres culturels musulmans européens offrent désormais des espaces pour échanger sur ces pratiques différenciées, dépassant les jugements simplistes.

Comme le résume un proverbe arabe souvent cité dans ce contexte : « Les chemins vers Dieu sont aussi nombreux que les souffles des créatures. » Cette sagesse ancienne nous rappelle peut-être que la cohérence religieuse se mesure moins à l’uniformité des pratiques qu’à l’authenticité de l’intention qui les anime. ✨

Karim Al-Mansour

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